Typote time : Femmes de caractère(s)
En 1895, le publiciste Léon Bigot affirmait que « la femme semble née pour la typographie. Que la légèreté, la précision nécessaires à la composition, en faisaient, avant tout, un travail féminin ».
L’imprimerie et, plus particulièrement la typographie, seraient-elles « genrées » ?
Pourquoi les typographes, manipulant tant de lettres, se focalisaient-ils ainsi sur deux consonnes chromosomiques « X » ou « Y », qui détermineraient, à elles seules, notre aptitude typographique ?
Il est vrai que les compositeurs, élite ouvrière lettrée, familiers du monde de l’actualité, des savoirs, des arts, de la littérature ou même de la politique, s’enorgueillissaient d’un statut spécifique, se qualifiant modestement, eux-mêmes, de « gens de lettres ».
Forts de telles prérogatives, fiers créateurs du tout premier syndicat ouvrier, le puissant Syndicat du Livre, ils persistèrent longtemps à dire que le sexe définissait le métier et que la nature même des femmes les rendait inaptes à la typographie.
« On n’apprend pas la composition comme la couture ! ».
Selon eux, permettre aux femmes de travailler au milieu des hommes aurait pour conséquence immédiate de transformer fâcheusement « l’art en métier ». La pratique de la typographie détruirait leur délicate féminité :
« La femme se déforme, prend le regard, la voix et l’allure grossière de l’atelier : fruste, vulgaire, sale, ivrogne, au détriment de sa délicate féminité. Là, elle retombe finalement à l’état de la nature de simple femelle, et devient, sous ce seul aspect, une vraie typote ! ».
L’on s’empressait alors de dissuader tout patron, un tantinet philanthrope, souhaitant prendre une apprentie, en les avertissant que « ce qui n’est qu’un défaut chez le garçon devient un vice chez la fille ».
Et sur des bases très scientifiques, ils concluaient que le saturnisme (l’empoisonnement au plomb) ruinerait leur fonction reproductive.
Dans cet état d’esprit, les femmes ne furent pas admises dans les syndicats d’adhésion masculine. Certaines se regroupèrent et essayèrent de créer un syndicat féminin, sans succès malheureusement.
En 1862, la tension atteignit son apothéose.
Les ouvriers de l’imprimerie Paul Dupont, l’une des plus importantes du pays, firent grève afin d’empêcher l’embauche de six femmes compositrices. Cette grève, illégale à l’époque, secoua la ville de Clichy. Les grévistes s’insurgeaient contre « une perte de dignité » de leurs métiers. Leur principal argument étant le risque de baisse de salaire : les patrons allaient, forcément, se séparer d’eux pour n’embaucher que des femmes, des « jaunes », briseuses de grève, afin de bénéficier d’une main d’œuvre moins chère.
« Là où la femme est admise, l’homme disparaît. Rien n’est plus vrai ! » vitupérait Deladreue, l’un des grévistes.
« L’exclusion de la femme des ateliers typographiques est une tradition gravée dans le cœur de tout typographe », renchérissait son collègue Grosley.
Cette révolte fut jugée illégale par le tribunal et contraire à la liberté du travail et à celle de l’industrie ; il fut établi qu’ils avaient commis un délit de coalition, puni par l’article 414 du code pénal ; ils écopèrent d’une peine assez clémente pour l’époque : 10 jours d’emprisonnement et 16 francs d’amende.
La place des femmes dans l’imprimerie demeura un problème pour de nombreux collègues masculins. Puisqu’en 1883, Jacques Alary, chef de syndicat, déclarait publiquement que l’embauche des femmes n’avait d’autre but que de retirer aux ouvriers toute sécurité, toute indépendance.
Il faudra attendre début 1900 pour que l’opinion publique se rallie aux femmes typographes, qui virent leur statut s’améliorer grandement avec le vote d’une loi en leur faveur (seul le travail de nuit leur restait interdit).
La féministe Marguerite Durand expliquait : « à l’évidence, ce n’est pas le résultat biologique qui définit l’identité du travailleur, mais son activité ! ».
Historiquement, le travail, la présence des femmes dans l’imprimerie, est intimement lié à sa naissance même. Un rôle discret certes, mais ancestral et avéré.
Gutenberg et son invention apparaissent donc comme un élément déclencheur, direct ou indirect, d’une lente, mais inévitable émancipation. Car l’imprimerie a suivi, accompagné ou fait naître tous les changements de notre civilisation.
En effet, si, dans un premier temps, la diffusion massive des livres, la circulation des savoirs dans la société renaissante permirent aux seules femmes des élites de résister au fossé entre les sexes sur le terrain de l’alphabétisation et de la scolarisation, elles offrirent surtout le moyen de grignoter, décennie après décennie, touchant bientôt toutes les couches de la population, et de manière inexorable, le sempiternel monopole des hommes sur l’expression publique.
Néanmoins, exerçant souvent dans l’ombre d’un mari, d’une famille ou d’un père, ces femmes érudites, parlant parfois le latin ou le grec, composèrent, corrigèrent, imprimèrent ou éditèrent en grand nombre dès le XVIe siècle.
Petites mains discrètes à l’esprit lumineux, leur efficacité fut exploitée dans des entreprises, familiales ou pas, œuvrant dès leur plus jeune âge, dans un total anonymat, sans aucune rémunération la plupart du temps.
Malheureusement, rares sont les preuves tangibles ou témoignages attestant de cette présence féminine. De plus, pour jouir d’une relative liberté, ces femmes devaient attendre d’être veuves ; elles possédaient alors, pleine capacité juridique, pouvant contracter, ester en justice et administrer leurs biens.
Si, aujourd’hui, les mentalités ont considérablement évolué, de temps en temps, les vieux démons ressurgissent au détour d’une rencontre avec un ancien typographe, nostalgique de la camaraderie 100% masculine des ateliers d’autrefois. Les mêmes arguments archaïques reviennent, ne rechignant pas à me demander de justifier de ma capacité typographique qui ne peut se comparer à celle d’un homme…
Ces paroles, isolées, à ne surtout pas prendre au pied de la lettre, me laissent de marbre.
Ici, je n’ai voulu ni occulter un passé où l’égalité et la parité étaient sujets à des luttes intestines ; caricaturer des comportements contemporains d’une société patriarcale ; ni même exiger une revanche tardive.
Ayant connu, dans mon parcours professionnel de compositrice-typographe, puis de responsable de l’atelier de typographie du musée de l’Imprimerie et de la Communication graphique, mon lot de misogynes, mais bien plus de confrères et consœurs bienveillants, d’employeurs ouverts d’esprit, je pense avoir la légitimité pour m’exprimer sur le cœur du vrai problème de notre époque :
- Hommes ou femmes, les compositeurs-typographes se font rares.
Voici, tout de même, une liste de quelques femmes, professionnelles de l’imprimerie :
- Charlotte Guillard, sans doute la plus ancienne femme-imprimeur connue, un modèle exceptionnel de courage et de volonté, veuve d’imprimeurs de la Renaissance, devenue elle-même une imprimeuse, de 1537 à 1557 ;
- Toutes les « veuves de… » : Veuve Maréchal, 1516 à Toulouse ; Claude Carcan, veuve de Claude Nourry, 1532-1559 ; Veuve Valade, 1786 à Lyon ; Veuve Eugène-Ernest Rougier, 1873, à Lyon, etc ;
- Madeleine Plantin, 1557-1599, fille du célèbre Christophe, formée par son père, qui participait activement à la relecture des épreuves et prêtait main forte à plusieurs postes clé de l’atelier familial ;
- Au XVIIe siècle, la typographie devint même le caprice de quelques nobles dames férues d’édition, telle La Grande Mademoiselle, marquise de Fousquesolles, qui possédant son atelier particulier, dans son château de Saint-Fargeau, composa et imprima, seule, son Histoire de Jeanne Lambert d’Herbigny en 1653 ;
- En 1741, Honorée Visquet, épouse d’un imprimeur toulousain, obtint la charge d’imprimeur ordinaire du Roi, en survivance de son mari invalide, sans jamais voir apparaître son propre nom sur aucun livre, et ce jusqu’au décès de l’époux. Le titre lui fut alors retiré ;
- En Grande-Bretagne, Emily Faithfull fonda Victoria Press en 1860, employant uniquement des femmes compositrices ;
- En France, en 1897, Marguerite Durand fonda son journal féminin et féministe. La Fronde. Ce périodique écrit, mis en page, édité et imprimé par des femmes prouvait leur compétence et établissait une égalité avec les hommes à tous les niveaux, dans le journalisme comme dans la vie publique.
- Emma Couriau, typote à Lyon en 1912 ;
- Mariette et Raymonde, maîtres-typographes à l’imprimerie Casal, 1970;
- Madame Lebon, linotypiste au Journal de l’Ile de la Réunion, 1970 ;
- Katja Lange-Müller, typote en RDA, 1970 ;
- Muriel, typote à l’imprimerie Audin, Lyon, 1985 ;
En ce 8 mars 2022, 572 après Gutenberg, il était temps de mettre en lumière ces femmes de l’ombre, illustres ou inconnues, mais toutes des femmes de caractère(s) !
Fernande Nicaise, compositrice typographe au musée de l'Imprimerie et de la Communication graphique.