Gustave Doré, créateur de mondes
Du 30 janvier au 19 juin 2022, le musée du Dessin et de l’Estampe originale de Gravelines mettra à l’honneur l’illustrateur, caricaturiste, peintre, lithographe et sculpteur français Gustave Doré.
À l’occasion de cette exposition temporaire, le MICG sort des trésors de ses réserves et prête ses bois gravés, ravi de voir voyager ses collections !
"Le musée de l'imprimerie de Lyon acquiert ces bois en 1994, pour le 500e anniversaire de la naissance de Rabelais, dont les premières éditions du Gargantua (1532), du Pantagruel (1535) et du Quart Livre (1548) sont lyonnaises. Ce musée possédait déjà quelques livres et estampes de Doré, mais c'est surtout l'intérêt majeur que représentent des matrices qui motive l'achat de la collection. En effet, elles sont irremplaçables, même si l'invention récente de la galvanoplastie permet de les dupliquer, et leur étude permet de comprendre plus finement l'esthétique d'illustration qu'elles induisent, leur contexte de production, etc.
Le bois de bout est inventé en Arménie au début du 18e siècle mais c'est surtout en Angleterre, à la fin du siècle que l'on développe cette nouvelle façon de tailler le bois de buis, perpendiculairement à la fibre. Cela offre une grande finesse de trait, capable de rendre les subtilités de gris et rivaliser ainsi avec le rendu de l'eau-forte, tout en étant en relief, ce qui permet de tirer en même temps le texte et l'image et donne une osmose entre la typographie et l'illustration.
L'éditeur Bry publie en 1854 le premier Rabelais illustré par Doré, dans une version populaire et de moindre qualité. Les frères Garnier rachètent le fonds et commandent une nouvelle série à l'artiste. Certains bois seront réutilisés, tel ce Panurge s'enfuyant à toutes jambes, ou le Monstre échoué, mais de nouvelles compositions sont ajoutées, pour atteindre 723 illustrations dans l'édition de 1873. Ces superbes in-folio répondent à la demande de la bourgeoisie de beaux livres raffinés. Toutefois, peu après l'édition prestigieuse, les Garnier vendront cette publication par livraisons sans que la qualité ne s'amoindrisse. En effet, les matrices originales ont été très peu utilisées car dupliquées en galvanoplastie. Inventé en 1838, ce procédé permet de prendre une empreinte fidèle du bois gravé en cellulose, puis d'obtenir un dépôt de cuivre par électrolyse, formant ainsi une nouvelle matrice, identique au modèle et en relief comme lui. Le monstre marin dressé dans ces deux types de supports montre combien cette technique va permettre de répondre au désir croissant d'iconographie dans les publications du 19e siècle. La gravure multipliait l'image, la galvano multiplie les matrices et donc les possibilités d'impressions.
Doré est un créateur de mondes mais peut-être plus par sa capacité à donner corps à des visions, en les étayant de morceaux de réalités, qu'en inventant de toute pièce des éléments fantastiques. Si ses oeuvres illustrées présentent la plupart du temps une esthétique très hugolienne du mélange du sublime et du grotesque, c'est sans doute qu'elles reflètent une sensibilité exacerbée. Cela répond aussi à une soif de voir, de croquer, d'enregistrer le monde et il semblerait abusif de se figurer Doré comme un artiste qui inventerait un tout sorti de rien, qui ne ferait que tirer de son esprit des choses qui y seraient tapies de toute éternité. Pour paraphraser Picasso, si l'inspiration l'a visité, elle l'a trouvé au travail. Nous croyons à ses univers parce que chaque objet, chaque animal ou figure procède d'un dessin réaliste ou pour le moins crédible. C'est leur proximité qui nous les rend attachants ou terrifiants.
Dans ses créations pour le Rabelais, l'artiste ne cesse d'ajuster au contexte la taille des géants, Gargantua ou Pantagruel, suivant l'auteur ou le servant. Figure tout à fait démesurée lorsqu'il s'agit d'impressionner des ennemis ou de les ridiculiser. Figure rapetissée quand il faut l'humaniser pour montrer les rapports amicaux, la proximité de vue ou de pensée. Le gigantisme est souvent rendu par la place dévolue au personnage plus que par sa taille objective, Pantagruel peut ainsi être accoudé à une table et occuper les deux tiers de l'image tout en se trouvant à hauteur de discussion avec Panurge et ses camarades. Sur la matrice de Gargantua endormi, Doré, en ôtant tout objet usuel qui permettrait une référence de taille, fait du héros (tétant le lait de 6000 vaches au petit déjeuner), un bébé paisible, pouvant émouvoir n'importe quelle mère. La démesure, elle, est donnée par le cadrage serré, les traversins rebondis, répétant les courbes dilatées du corps, le raccourci et les intailles de Gauchard accentuent encore l'impression de sphère. L'artiste ajoute ou retranche au texte sans jamais en trahir l'essentiel mais l'humeur est plus sombre dans la version de 1873.
Au Panurge s'enfuyant à toutes jambes pour échapper à son rôtisseur Turc, il ajoute aux souris rabelaisiennes des chauves-souris multipliant les accents dynamiques de la course. Tandis que Rabelais présente le poète Raminagrobis exigeant d'être tranquille pour mourir, Doré, espiègle à l'humour noir, nous peint un tête à tête terrible et comique : la Mort a déjà glissé sa faux sous le cou du poète qui lui saisit tendrement le menton, pour le jeu de la barbichette. Politesse du désespoir ?
Ce sont tous ces petits détails, réalistes et familiers qui, mis en scène dans des contextes incongrus créent des mondes extraordinaires. Doré n'a inventé ni les dragons ni les hippogriffes, mais il sait comment luisent les écailles. Il n'a sans doute jamais fréquenté de géants mais il sait le poids de la tendresse comme celui de la tristesse. S'il ouvre si bien des abîmes vertigineux c'est qu'il a parcouru des montagnes. Les monstres, les situations et histoires incroyables, Gustave les a pris dans la littérature, les auteurs ont eu l'idée de ces descentes aux enfers, de ces voyages vers de lointaines planètes, mais c'est lui qui les a choisi, pour leur donner chair. Il a incarné ces créatures fabuleuses, agrégé des monceaux d'objets, d'animaux et de végétaux observés ça et là, il les a éclairé de lumières caravagesques, et tout ça est devenu vivant."
Sylvie Margossian, responsable du Cabinet d’estampes de la Bibliothèque de Valenciennes